A la belle époque
Fernand Léger et le Vicaire de L’Ile-Rousse
Par Jean-Christophe Orticoni
Fernand Léger, le grand peintre cubiste ou « tubiste », le « normand planétaire », a séjourné longuement dans notre ville et en Balagne à l’époque où il n’était encore qu’un jeune rapin en quête de reconnaissance.
Le jeune homme de vingt-six ans, intégré à la bohème parisienne dans le cadre de sa formation académique, avait négligé sa santé. De telle manière que les médecins lui conseillèrent de venir sur nos rivages soigner un début de tuberculose. Ce sont deux longs séjours, de décembre 1906 à mai 1907 et de mars à mai 1908 qui permirent à Léger de rétablir sa santé tout en découvrant un environnement propice à la création artistique. Reçu initialement à Belgodere par son ami d’enfance Henri Viel, Receveur de l’Enregistrement, des Domaines et du Timbre, l’artiste ne tarda pas à débarquer à L’Ile-Rousse. Muni de la recommandation de son hôte, il fut reçu à bras ouverts par les personnalités locales curieuses de découvrir la personnalité et la technique d’un jeune talent. Il eut chez nous son atelier : Ernest Blasini, propriétaire et négociant, qui administrait les biens de son parent le Comte François Valery, Maire de L’Ile-Rousse demeurant fréquemment à Nice, mit à disposition de Léger un salon quelque peu délabré du château Piccioni pour qu’il y pose son chevalet.
Notre artiste peint des gamins qui se jettent dans le bleu cru des flots depuis les rochers rouges et oranges de la Pietra. Il se lamente de ne pas pouvoir serrer de trop près les belles filles qui lui sourient sur la place Paoli ; va boire l’anisette au Chalet de la Gare sur le bord de la plage ; rencontre un vieux capitaine de gendarmerie Albertini qui a fait la Chine et la Cochinchine. Mais surtout, il fréquente au quotidien le Vicaire de L’Ile-Rousse, Dominique Alfonsi, un jeune et brillant prêtre balanin. Ils parlent de tout, du lieu, des gens, des mœurs et même du Modernisme et de l’encyclique Pascendi Dominici Gregis dans laquelle Pie X dénonce justement les erreurs de ce nouveau courant de pensée. Parfois, à l’occasion de discussions fortes, l’artiste s’emporte contre son ami en soutane « âme de Jésuite, esprit souple et dangereux, un sale oiseau (sic) capable de tout mais fort intelligent ; le seul intéressant ici ». Quand Léger ne supporte plus l’abbé Alfonsi, il s’en va à Algajola rendre visite à un autre prêtre, l’abbé Antoine Torracinta, dont il nous indique au cours de la riche correspondance maintenue avec son autre ami d’enfance André Mare que celui-ci présente le contraste le plus détonnant avec son confrère île-roussien. Le peintre qualifie le rustique pasteur des âmes de « brute au masque de Jean Valjean » ou de « Vautrin de Balzac ». Que fait-il avec l’abbé ? De la lutte gréco-romaine… Et le prêtre le retourne comme une galette !
Au cours de ses deux longues périodes balanines, Fernand Léger peint beaucoup, sa correspondance en atteste. Portraits, paysages, processions, marchés sont posés sur la toile par l’artiste qui, selon ses propres déclarations, « tombe sur le derrière » en découvrant la beauté des hommes, la dignité des femmes âgées et l’intensité des couleurs. En 1907 justement, comme de nombreux autres jeunes peintres ayant découvert à Paris la rétrospective consacrée à Cézanne, il remet sa peinture en question. Découvrant la même année le cubisme de Picasso et de Braque, Léger détruit sa production figurative. Fort heureusement, un nombre important de toiles de sa première période, peintes en Corse, ont été offertes sur place à des familles pour les remercier de leur hospitalité et leurs attentions. Ceci pour le plus grand bonheur des amoureux de l’art en Corse.
Légendes illustrations :
La maison de campagne de Pietralata représentée par Léger au printemps 1907.
L’heure de l’apéritif à L’Ile-Rousse. Léger apparait en arrière-plan, accoudé au bord de l’eau. Son ami Ernest Blasini est le deuxième personnage en partant de la droite du cadre.
Publié dans le bulletin municipal n°27 – parution hiver 2017